Louise Raguet n’a pas des passions banales. La designeuse consacre ses journées à promouvoir l’urine comme engrais naturel pour les agriculteurs. Plus précisément, elle invite chacun à penser l’urine comme une ressource plutôt que comme un déchet à gérer. Avec ses collègues du programme recherche-action Ocapi, de l’École nationale des ponts et chaussées, elle a équipé la ville de Châtillon, dans les Hauts-de-Seine, d’un point de collecte urinaire. Une vingtaine de personnes volontaires apportent chaque semaine leur pipi afin qu’il soit utilisé comme fertilisant par une ferme partenaire. En un an, la collecte d’une seule personne peut fertiliser 500 m² de champ, estime Ocapi.
Après, le succès de la collecte mise en place à Châtillon, quels sont vos projets ?
C’est une filière de démonstration. On montre que c’est possible ! Et maintenant, on peut accompagner de nouveaux projets, on est dans la phase d’essaimage. Cette fois-ci, ce sont à des collectifs d’habitants de s’organiser, et moi je suis là en appui. J’ai documenté en détails tout ce qu’on a fait dans un rapport de 80 pages. Chaque étape est notée dans des fiches pratiques synthétiques, avec les plans de tout ce qu’on a fabriqué.
Est-ce compliqué à mettre en place ?
Non ! Quand des particuliers me contactent, je leur dis « trouvez d’autres gens motivés », et une ferme partenaire. Il suffit d’un groupe qui se motive et s’organise, d’installer une cuve pour que les gens déposent leur urine, et qu’une ferme la récupère. Il s’agit de faire pipi dans un bidon, de le verser, et puis c’est tout. C’est plus facile de gérer une cuve qu’un compost : on n’a rien à retourner ni aérer. Le plus difficile est la mise en place. Dans les petites fermes qui font du circuit court, le temps peut être un facteur limitant, car ces agriculteurs travaillent déjà énormément.
Comment transforme-t-on l’urine en lisain (lisier humain) ?
C’est simple, il suffit de mettre l’urine dans une cuve, de fermer et d’attendre six mois pour détruire les pathogènes. Il y en a déjà très peu mais on prend cette précaution supplémentaire. Voilà la version la plus low tech de valoriser l’urine. Ce n’est pas notre idée, c’est celle de l’Organisation mondiale pour la santé. Elle a édité des préconisations pour utiliser l’urine sans risque pour la santé, ni pour celle des gens qui mangent, ni pour celle de ceux qui cultivent.
Après, il faut l’épandre en respectant un ensemble de précautions, comme mettre l’urine dans le sol et pas sur les parties aériennes (pour ne pas les brûler). On peut creuser un sillon, la mettre, puis recouvrir. On a conçu un outil agricole qui injecte l’urine dans le sol avant les semis, au début de la saison ! Comme cela, il n’y a encore aucune culture. Bon, tout cela, c’est quand on est très précautionneux.
Vous pensez que le « point d’apport volontaire d’urine » pourrait se démocratiser ?
J’y crois beaucoup ! Simplement parce que je suis contactée tous les jours par des gens qui veulent faire pareil. On a développé ce programme dans notre labo de recherche parce qu’il y avait une demande citoyenne. Cela fait dix ans qu’on travaille sur le sujet. On reçoit des sollicitations de type : « On a déjà collecté et stocké 100 litres de pipi sur notre balcon, que peut-on en faire ? » On a voulu répondre à cette demande : comment des urbains peuvent s’organiser pour valoriser leur urine ? Le projet est né comme ça et l’Ademe (Agence de la transition écologique) nous a aidés à mettre en place un exemple, et proposer un accompagnement.
Il faudrait un soutien étatique…
Totalement, c’est indispensable pour que ça se développe. Si on reprend l’exemple du composteur, il y a quinze ans, une personne a décidé d’en créer un, dans son quartier au cœur de Paris, parce qu’elle ne voulait pas que ses déchets aillent à l’incinérateur. Depuis, les communes ont un budget pour accompagner les gens, elles embauchent des maîtres composteurs, financent des équipements… Et depuis le 1er janvier 2024, c’est dans la loi : les citoyens doivent tous avoir accès à une solution de compostage. Et si demain, c’était pareil avec l’urine ? Les flux vont rester faibles. Mais la valeur sociale est énorme : les gens reprennent la main sur la gestion des déchets.
Cela paraît si simple, et important, quand on connait les effets des engrais industriels !
Ils sont hyper polluants, émettent des gaz à effet de serre, utilisent des énergies fossiles qui viennent de loin… C’est un problème très important. Les engrais chimiques ont été proposés au monde agricole en quantité en apparence illimitée, dans des concentrations qui n’existent pas dans la nature… Imaginez, grâce à cette concentration hors norme, le rendement que cela a permis. C’est une énorme révolution.
Lire notre article : Les apprentis sorciers de l’azote
Avec de terribles conséquences.
Oui, il y a de l’azote partout sur la planète. Les captages d’eau potable sont souillés. Un captage par semaine est fermé car pollué aux nitrates, bien souvent à cause de ces engrais. Aujourd’hui on produit des monocultures de blé dans la Beauce arrosées d’engrais, de l’élevage en Bretagne. Mais alors que faire du lisier en Bretagne, qui aurait pu être un fertilisant [mais est responsable d’une pollution aux algues vertes en étant relâché dans l’eau] ? On a faux sur toute la ligne. D’ailleurs, notre urine, quand on la met dans l’eau des égouts, devient une pollution. On met un engrais dans l’eau, ça stimule la prolifération des algues !
Comment vous êtes-vous intéressée à l’urine ?
Mon projet de diplôme quand j’étais à l’école de design était un urinoir féminin sans chasse d’eau, pour collecter l’urine. J’avais installé un lieu de collecte temporaire d’urine à Paris pour faire de la sensibilisation, avec une fresque explicative, etc.
Avant de travailler sur l’urine, j’ai travaillé sur les égouts. J’ai exploré cette question en l’analysant comme un confort invisible auquel on ne pense jamais. J’ai fait un éloge de l’égout ! Au cours de ce travail de recherche, j’ai rencontré des gens qui vont plus loin, qui remettent en question ce tout-à-l’égout. Et ça m’a donné mon métier ensuite !