Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement

Le remembrement est une de ces histoires que l’on n’enseigne pas à l’école. Des histoires enfouies qui, malgré l’ampleur de leur impact sur notre société et nos vies, restent de l’ordre du tabou.

Champs de bataille constitue un des premiers – si ce n’est le premier – ouvrage grand public consacré à ce sujet aussi passionnant que traumatique. Portés par le dessin franc et évocateur de Pierre Van Hove, la journaliste Inès Léraud et son acolyte historien Léandre Mandard signent un ouvrage pédagogique et percutant. Il faut dire que les deux auteurs n’en sont pas à leur coup d’essai. Inès Léraud a notamment consacré au remembrement une émission sur France Culture, disponible ici. 

Histoire d’une révolution manquée

Si vous n’avez jamais entendu parler de remembrement, c’est normal. En dehors des amphis et du milieu agricole, ce n’est pas un terme que l’on entend souvent. Le remembrement désigne une opération de redécoupage des espaces agricoles. Il vise à constituer, par redistribution entre les propriétaires, des parcelles plus grandes et donc plus facilement exploitables par des machines. On a retrouvé des traces de remembrement datant de l’époque romaine, autant dire que le phénomène ne date pas d’hier.

Dans les années 1940, l’État lance une grande campagne de remembrement, visant notamment les régions de bocage, où les parcelles sont particulièrement morcelées. Le but : mécaniser l’agriculture française, pour renforcer la souveraineté alimentaire du pays et développer les exportations de denrées agricoles. Culminant à la fin des années 1960, l’administration mène le remembrement de façon autoritaire, provoquant résistances et conflits au sein des villages. Il reste difficile de quantifier précisément l’impact du remembrement. Il aurait affecté environ 18 des 29 millions d’hectares de surfaces agricoles que compte la France, occasionnant l’arrachage de pas moins 750 000 km de haies.

Enfoui pendant des décennies dans les mémoires de gens ne comptant pas – ou si peu – aux yeux de l’histoire officielle, le traumatisme induit par le remembrement, tant pour les humains que pour la nature, resurgit et devient un objet de recherche scientifique. Son impact est considérable : modification durable des paysages, des modes d’exploitation agricole, déstructuration des communautés paysannes… Le remembrement a permis à la France de devenir une puissance agricole de rang mondial, mais à quel prix ?

Redonner la parole aux victimes du remembrement

La richesse de l’analyse de cette bande dessinée, appuyée sur des sources dignes d’un article scientifique, permet de percevoir l’ampleur des dégâts occasionnés par un remembrement mené au pas de course, au mépris des paysans et de la terre à laquelle ils étaient viscéralement attachés.

Sur le plan environnemental, Champs de bataille expose clairement les liens étroits unissant remembrement, développement de l’agro-industrie et effondrement de la biodiversité. Mais l’ouvrage donne surtout une place centrale aux communautés rurales affectées par le remembrement. À leurs savoirs paysans dont ils furent dépossédés par la technicisation ; à leurs langues et cultures balayées par la « marche du progrès » ; à leurs chants rendant hommage aux bêtes qui partageaient leur labeur quotidien. À travers des témoignages poignants, on mesure pleinement l’impact psychologique dévastateur qu’a eu le remembrement. Les conflits liés à la répartition des terres ont déchiré les villages, parfois sur plusieurs générations. Les résistances, farouches et organisées, ont été matées par le recours à la force et l’internement en asile psychiatrique, ou tout simplement ignorées.

Le remembrement, une leçon pour l’agriculture de demain ?

Destruction des écosystèmes agricoles traditionnels, destruction des communautés paysannes : ce sont finalement les deux faces d’une même pièce. Celle de la liquidation organisée d’un mode de vie qui, sans être exempt de nombreux défauts, entretenait un lien viscéral entre les hommes, les bêtes et la terre. Champs de bataille permet à chacun de mesurer l’ampleur des dégâts occasionnés par l’industrialisation de l’agriculture. Champs de bataille permet aussi la résurgence d’une mémoire collective du remembrement, qui clame haut et fort : « Nous nous souvenons ! ».

Aujourd’hui, en France, on continue pourtant à remembrer le foncier agricole. Chaque année, malgré les campagnes de replantation, ce sont encore 23 500 km de haies qui disparaissent. Face à des défis toujours plus grands, l’agriculture française semble écartelée entre deux avenirs. L’un, marqué par l’intensification du système agro-industriel. L’autre, par le (re)développement d’une agriculture respectueuse de la nature et des humains.

Dans ce moment charnière, Champs de bataille constitue une lecture d’utilité publique.