Pour certains, les bergers sont des êtres presque surannés, que l’on croise de temps à autres, en voiture, lorsque leurs troupeaux traversent notre route et que l’on attend sagement, au bruit des sonnailles, qu’ils la libèrent. Pourtant, loin de cette image figée et romantique, presque passive, les bergers ont un savoir-faire technique, poussé, en constante adaptation et « l’élevage gère, entretient, valorise d’immenses territoires qui sont aussi ceux de la randonnée pédestre, des sports d’hiver, et le fait que ces territoires soient pâturés les maintient ouverts et les sécurisent », comme l’explique Guillaume Lebaudy, ethnologue, qui travaille depuis les années 90 sur l’agropastoralisme et ses acteurs, les bergers et les éleveurs notamment. Bref, nul ne peut douter de l’importance de ce métier ! On en parle seulement quand on évoque le loup dans les alpages… Pour Mon Quotidien Autrement, l’auteur – entre autres – des Métamorphoses du bon berger (éd Cardère, 2016) a plutôt évoqué la nouvelle génération de bergers et les dangers de la « mise en tourisme du pastoralisme ».
On parle de plus en plus des bergers néoruraux, arrivés dans les alpages après une reconversion.
Il y a en effet beaucoup de néo-bergers, beaucoup d’entre eux sont originaires de la ville et viennent au métier par choix de vie, par lassitude de la ville et des valeurs qui y sont véhiculées (compétition, primat de la consommation, technophilie), par envie de faire un métier en « pleine nature » ; ils s’apercevront bientôt que c’est un métier de « pleine culture » ! Les bergers aujourd’hui sont plutôt jeunes, avec un niveau d’études assez élevé et… il y a de plus en plus de femmes qui, comme leurs confrères, viennent à ce métier à la suite d’une formation spécifique.
L’image d’Epinal du berger, avec sa biasse et son couteau, est ancrée dans de nombreux esprits. Qui la convoque, et pourquoi ?
C’est toute la société qui la convoque, gens du métier compris, parce qu’on en a sans doute besoin. C’est une figure stable qui fait référence à un passé rassurant où le berger est un habile médiateur entre la société et la nature. C’est aussi une façon de renvoyer ce métier à un folklore désuet. Le métier cultive cette image dans certaines fêtes de la transhumance par exemple ou en acceptant des mises en tourisme qui ne peuvent que le desservir. S’il faut conserver l’idée que le métier de berger offre du rêve aux urbains, il faut aussi répéter que c’est un métier de haute technicité et d’une grande utilité sociale.
Aujourd’hui, les rapports entre urbains, usagers de la montagne, et bergers, professionnels de la montagne, se sont tendus. Les conflits d’usages en alpage sont parfois aigus. Le promeneur urbain comprend mal que l’alpage est un lieu de travail avec ses règles. Il y entre en terrain conquis. Or, par nécessité de protéger les troupeaux, le chien de protection (patou, berger d’Anatolie, etc.) est devenu la règle, avec les dangers que cela comporte et, donc, la nécessité d’ajuster ses comportements de promeneur : ne pas couper le troupeau, ne pas courir, ne pas crier. Cela fait beaucoup de « ne pas » pour des territoires qui sont d’abord perçus par les urbains comme des espaces de liberté à vocation ludique.
Quel est le danger de la vision « romantique » du métier de berger?
Le risque, c’est qu’ils deviennent des bergers ornementaux. S’ils sont instrumentalisés au point de devenir des agents de la gestion environnementale, et non plus des producteurs de lait, laine, viandes, fromages de qualité, ils finiront par avoir un rôle purement ornemental à usage symbolique : un patrimoine fictionnel, et non plus des femmes et des hommes faisant un métier de tradition.
La réalité est pourtant tout autre : pour faire vite, les bêtes ont des puces RFID, et les bergers des polaires techniques. En revanche, cette image d’Epinal n’est pas tout à fait fausse si l’on se penche sur les conditions de travail toujours précaires des bergers.
Les conditions de travail tendent à s’améliorer et tant les bergers que leurs employeurs y ont intérêt afin de constituer un collectif de travail profitant au bien-être des animaux, à une bonne gestion des ressources fourragères et au mieux-être des gens qui travaillent. Ceci éviterait l’important turn-over des salariés, souvent en raison de conflits avec leurs patrons ; turn-over qui favorise le recours à des bergers dont le niveau d’expertise est pauvre, mais qui, peu exigeants, ont la faveur de certains employeurs. C’est là un piège dont il conviendrait de sortir assez vite, surtout quand on sait que certains éleveurs recourent au service de bergers étrangers qu’ils déclarent rarement et qu’ils traitent mal. Or ces bergers étrangers sont souvent des gens de métier ; ils mériteraient d’être considérés comme tel, d’être déclarés, payés et hébergés correctement. Certains bergers piémontais me disaient qu’on les avait hébergés dans des poulaillers aux premiers temps de leur émigration en France. L’étranger est toujours mal traité, n’avons-nous donc rien appris ?
Cette promotion de la montagne peut-elle aller de pair avec une préservation et une valorisation du pastoralisme?
Je pense que oui si la « mise en tourisme du pastoralisme » emprunte des voies plus subtiles et moins marquées par les techniques de l’industrie touristique. Promouvoir la montagne, ce n’est pas que promouvoir le tourisme en montagne, c’est aussi et surtout préserver la société montagnarde dont les acteurs de l’agropastoralisme sont un des piliers. « Le patrimoine, c’est d’abord les gens », disait Jean Guibal, ex- directeur du Musée dauphinois et ethnologue. Je suis bien d’accord avec cela.
Valoriser le patrimoine, c’est d’abord travailler au profit des gens qui en sont dépositaires, non pas en vendant ce patrimoine et ces valeurs aux autres comme un produit de consommation marketé et banalisé, mais en apprenant aux autres, essentiellement les urbains, consommateurs de grands espaces et de montagnes, à respecter les acteurs du pastoralisme, à leur accorder leur pleine dignité d’humains et de professionnels, à apprécier leurs productions.
Quelles seraient les solutions pour préserver et valoriser, sans figer, le métier de berger et le pastoralisme en général?
Vaste question ! Il faudrait sans doute commencer par reconnaître pleinement les apports sociaux, culturels et environnementaux de l’activité pastorale, et rémunérer à la fois leurs productions en lait, laine, viande, peaux, etc. et leur production de biens publics à leur juste valeur. Les métiers de l’agropastoralisme existent depuis au moins 11 000 ans dans le monde, la plupart des paysages que nous aimons ont été façonnés par les agropasteurs, leurs animaux et leurs savoirs. Ces derniers se sont renouvelés au fil de l’histoire et, soyons admiratifs !, ils sont parvenus jusqu’à nous. Si ces métiers doivent se figer ou disparaître, ce ne sera pas du fait des acteurs de l’agropastoralisme, ce sera de notre responsabilité. Une fois la culture agropastorale détruite, il sera très difficile de la reconstituer. Et quel sens cela aurait-il d’ailleurs ? Soyons des militants de la biodiversité, certes, mais aussi de l’ethnodiversité. Et pas qu’en Amazonie ou en Afrique ; la diversité quelle qu’elle soit commence au pied de notre escalier.
(Crédit photo principale : Stefan Schmidt ; Crédit photo de la bergère : Guillaume Lebaudy ; Crédit photo du mouton : Mariette Peinc pour une exposition proposée par l’Association des bergères et bergers des Alpes du sud et de Provence.)